The Big Shift: Critique et réflexions

The Big Shift, du sondeur Darrell Bricker et du correspondant politique du Globe and Mail John Ibbitson, est un livre absolument fascinant. Chaque Québécois devrait le lire. Son contenu est essentiellement une représentation de l’orientation politique et démographique du Canada qui serait extrêment lourde de conséquences pour le Québec et pour le Canada si elle devait être fondée. Malheurseument, mes recherches sur internet n’ont déniché aucune traduction française.

La prémisse du livre: il existe un groupement d’individus qui ont historiquement dominé la politique canadienne. Les auteurs baptisent ce groupe le “consensus laurentien”. Le consensus, disent-ils, “forment l’épine dorsale de la pensée politique et culturelle canadienne” (Je traduis). Bricker et Ibbitson nous listent ceux qu’ils considèrent comme  les figures les plus importantes de ce consensus, notamment Pierre Trudeau, René Lévesque, Margaret Atwood, André Pratte, Lucien Bouchard, Marshall McLuhan, Henri Bourassa et George Grant*.

On le devine aisément étant donné l’adjectif laurentien: les auteurs font ici référence à une élite originaire des alentours du St-Laurent, c’est-à-dire de l’Ontario et du Québec, qui dirige le pays pratiquement depuis sa conception. L’hypothèse n’est pas farfelue, mais elle n’est pas innovatrice non plus. Il est clair que, les gouvernements canadiens ayant souvent été dirigés par des Ontariens ou des Québécois et le Parti libéral du Canada ayant toujours été le “natural governing party” du pays, la direction politique du Canada était dictée par la gestion de l’axe Ontario-Québec.

Sauf qu’aux dires des auteurs, le Consensus laurentien aurait été dépossédé de son pouvoir;  sa déliquessence serait simplement masquée par le fait que le leadership laurentien serait encore très prévalent dans les sphères intellectuelles du pays, particulièrement dans les domaines universitaire et médiatique. Pendant que les “Laurentiens” afficheraient ouvertement leur déni, le transmettant à tous ceux dont ils ont l’oreille attentive, le pouvoir au Canada continuerait de se déplacer vers un nouvel axe composé de l’Ouest canadien et des banlieues ontariennes. L’élection fédérale de 2011, qui a vu les Conservateurs de Harper finalement obtenir leur gouvernement majoritaire, serait la concrétisation de ce phénomène, le Big Shift.

Bricker et Ibbitson multiplient les perspectives intéressantes, notamment quant aux motivations du gouvernement Harper derrière certaines de ses politiques. Les membres du consensus laurentien ont décrit ces politiques comme des exemples de la dangerosité de Harper; ces politiques étaient idéologiques et visaient à faire plaisir à sa base d’extrême droite libertaire et religieuse. Par exemple, lorsqu’un député “backbencher” du gouvernement Harper a tenté de ramener la question de l’avortement en chambre, beaucoup y ont vu une tentative de prohiber l’avortement par la bande. Pour Ibbitson et Bricker, cependant, le Premier Ministre a compris que le rejet de certaines idées de droite (interdiction de l’avortement, rétablissement de la peine de mort) font consensus au sein de la population canadienne. Harper serait donc, selon les auteurs, sincère dans son intention de ne pas relancer ces débats.

Aussi, on ne peut qu’être intrigué par l’idée que l’Ontario, qui a gagné sa majorité à Harper en 2011, serait en train de devenir une province pacifique plutôt qu’atlantique. On ne parle parle pas géographiquement, bien sûr, mais du fait que, selon les statistiques, le Canada fait venir par voie d’immigration, depuis 1980, l’équivalent de la population de Toronto chaque 10 ans et que l’immigration issue de pays asiatiques comme la Chine, l’Inde et les Philippines s’est majoritairement raliée aux Conservateurs. “Leurs cousins”, écrivent les auteurs, “habitent Calgary ou Vancouver, pas Ottawa ou Montréal.” Par conséquent, ils ont un plus grand sentiment d’appartenance envers l’Ouest qu’envers l’Est du pays.

Je dois également avouer que j’ai fortement grincé des dents à la lecture du chapitre particulièrement juste sur le fait que le dédain du monde des médias à l’égard de Stephen Harper n’affecte pas vraiment l’univers politique canadien. Je me suis fortement reconnu dans la description des pourfendeurs de Harper que font les auteurs et je ne peux qu’espérer qu’ils ont raison de tenter de tempérer la hargne de ceux qui croient que Harper n’a pas seulement tort, mais qu’il est dangereux.

Cependant, The Big Shift n’est pas un livre parfait, loin de là. D’ailleurs, le concept de “Consensus laurentien” constitue à la fois une de ses qualités et aussi un de ses principaux défauts. Les auteurs le définissent plutôt vaguement, rendant ardue la tâche de bien cibler tout ce qui en fait partie. Le fait de s’en prendre à un archétype n’est pas problématique en soi. Ce qui me dérange, cependant, est qu’il est possible, étant donné l’élasticité de la définition, d’y inclure tous ceux qui seraient en désaccord avec la thèse des auteurs, les accusant de nier la réalité.

Un autre problème est que, malgré que les auteurs se prétendent neutres quant à la transition qu’ils décrivent, on décèle une joie et une satisfaction qui en viennent à être malaisantes. Ce n’est pas que les auteurs n’ont pas le droit de penser que le changement qu’ils décrivent en est un positif. C’est qu’ils rendent difficile pour le lecteur de croire à leur prétendue neutralité lorsqu’il lit certains passages du livre. C’est un peu comme les gens qui commencent à énoncer leur opinion en disant “je ne suis pas raciste, mais…” Je repense entre autres au chapitre vitriolique consacré aux Maritimes et à leur économie saisonnière. On veut bien que l’économie des provinces de l’Atlantique nécessite des réformes, mais si les auteurs s’étaient déclarés les porte-voix de ceux qui croient que le fédéral devraient couper les vivres aux travailleurs saisonniers lors de leur période d’inactivité, ils auraient difficilement pu incarner la position avec plus de conviction.

Bien sûr, le Québec n’échappe pas au tir groupé des auteurs. La belle province aurait une économie vieillissante et vétuste, plombée par les exigences linguistiques de nos lois en matière d’immigration et par la corruption de nos politiciens. Il est difficile de ne pas conclure que, pour les auteurs, le français coûte trop cher au Québec, thèse à laquelle s’empresseraient de faire écho certains chroniqueurs d’un quotidien montréalais dont nous taierons le nom. Malgré la manifeste hostilité de beaucoup de Québécois à l’égard du gouvernement Harper, les auteurs formulent l’hypothèse que les Conservateurs pourraient faire des gains importants au Québec en capitalisant sur le désir de politiciens “propres” de la population québécoise. J’ai trouvé la prémisse sur laquelle s’appuie cette spéculation moins que convaincante.

L’avenir du Québec si les auteurs devaient avoir raison

Disons, pour alimenter la discussion, que les auteurs ont raison quant à la véracité du Big Shift. Quel avenir y aurait-il pour le Québec dans un Canada définitivement dominé par l’ouest? Je serais porté à dire que la réalisation que le Big Shift est réel forcerait les Québécois à choisir pour de bon leur camp. Depuis un moment, les Québécois votent au fédéral de façon à ne pas s’engager complètement dans l’une des deux voies qui s’offrent à eux. Jusqu’à 2011, cette tendance était incarnée par le Bloc québécois, quoique le Québec ait choisi, en 2011, de lui retirer ce flambeau pour le passer au NPD. Le Bloc, conçu pour être un élément perturbateur des opérations du gouvernement fédéral, est devenu une manière de ménager la chèvre et le chou des préoccupations des Québécois. En votant pour le Bloc, on s’assurait de ne pas avoir à faire le saut que représenterait un vote pour la souveraineté tout en rendant clair le mécontentement du Québec à l’égard du traitement que lui réservait le gouvernement fédéral.

Fort bien, mais d’un point de vue stratégique, cette position est appelée à devenir de plus en plus intenable ou, à tout le moins, futile (si elle ne l’était pas déjà). Indépendamment de la véracité de leur thèse, les auteurs ont parfaitement raison de faire remarquer que la gouvernance du consensus laurentien était animée par le sentiment que le Canada était un pays fragile. Les politiciens laurentiens se refusaient à avouer que le Canada était une réalité géographique bien plus que nationale, mais gouvernaient comme s’ils en étaient convaincus. Cela se traduisait par une forte sensibilité à la question de la meilleure manière de gérer le rapport du reste du pays avec le Québec. Ce “nouveau Canada” dont parlent les auteurs ne voit cependant pas les choses ainsi.

Pour les nouveaux Canadiens, le pays est un véritable symbole de fierté, peu ou pas du tout plombé par le complexe d’infériorité par rapport aux Américains si commun aux Laurentiens. Les Pierre Falardeau de ce monde disaient souvent que les Québécois devraient arrêter de s’excuser d’exister. Les nouveaux Canadiens ont adopté cette mentalité à l’égard de leur pays et, comme le poids du Québec diminue au sein du Canada à pratiquement tous les niveaux, on remarque une indifférence accrue des Canadiens, particulièrement ceux de l’ouest, quant au sort du Québec. Comme ce “nouveau Canada” n’a pas besoin du Québec pour fonctionner (comme nous le montre le résultat électoral de 2011), on voit déjà que le mécontentement québécois est une situation de moins en moins importante au Canada en ce qu’il requiert de moins en moins de compromis.

Devant cette indifférence, les Québécois ne pourront plus se contenter d’être les spécialistes de japper sans mordre. Il devront choisir un camp. Soit ils acceptent de faire partie pour de bon du Canada et d’en accepter les idéaux, soit ils choisissent de se séparer. Le nationalisme québécois est peut-être à son plus bas depuis un bon moment, mais les Québécois devront se poser de très sérieuses questions quant à leur avenir au sein d’un pays dans lequel leur influence est décroissante. Si le nouveau Canada est un projet aussi prometteur que l’indiquent les auteurs, le Québec pourrait en bénéficier. Cependant, on ne peut que remarquer le fossé entre les préoccupations du Québec et celles des provinces dont les intérêts gouvernent le Canada à l’heure actuelle. Le vote pour le NPD, que le Québec a mandaté pour faire le travail du Bloc, illustre cette divergence. Cela dit, je ne peux concevoir comment cet état des choses est tenable. Le Québec peut bien utiliser le NPD pour se donner une voix et le parti peut être content d’avoir réussi le meilleur résultat de son histoire, mais on ne peut qu’anticiper, à moyen ou à long terme, le déchirement de cette formation politique actuellement utilisée par les Québécois pour protester mais qui aspire éventuellement au pouvoir et qui reste fondamentalement canadienne.

Y a-t-il une solution? Les auteurs suggèrent la nécessité d’une alliance sinon d’une fusion avec des Libéraux déconnectés de la réalité canadienne et dont les liens avec le Québec pourraient être irréparables. L’idée n’est pas nouvelle. L’excellente Chantal Hébert l’avait évoquée dans son livre French Kiss: Le Rendez-vous de Stephen Harper avec le Québec, dont le titre est peu révélateur du propos de l’oeuvre. Si Ibbitson et Bricker pensent, comme moi, que les Libéraux et les néo-démocrates pourraient difficilement fonctionner ensemble, ils ont raison, je pense, de dire que la seule force politique capable de rivaliser avec les Conservateurs au cours du XXIème siècle serait une alliance des éléments progressistes du pays. Après tout, les Conservateurs que nous subissons aujourd’hui ne sont rien d’autre que la droite canadienne unie, union dont la nécessité était devenue manifeste si un parti voulait déloger les Libéraux du pouvoir. Maintenant, la gauche du Canada doit s’unir comme sa droite l’a fait sous peine d’être reléguée à un séjour prolongé dans l’opposition. C’est dans cette perspective, je pense, que la majorité québécoise pourrait être appelée à finalement se réapproprier un rôle important au sein de la fédération canadienne. La droite québécoise, quant à elle, devrait travailler à augmenter son poids au sein du parti conservateur, ce que, si l’on se fie à ses tentatives de séduction passées, Harper accepterait volontiers et que son successeur serait bien avisé de faire également. Si ces possibilités devaient ne pas satisfaire les Québécois, le fait de rester au sein du Canada serait complètement illogique étant donné le caractère intenable de la situation actuelle. Quoiqu’il en soit, si Ibbitson et Bricker devaient avoir raison, le Québec devra sortir de sa zone de confort, d’une manière ou d’une autre.

* Si éclectique que soit cette liste, on ne peut que se surprendre de l’inclusion du nom de Grant, particulièrement lorsque l’on en vient à comprendre ce qu’entendent les auteurs par l’expression “Consensus laurentien” qu’ils utilisent. Après tout, c’est Grant qui avait écrit le livre “Lament for a Nation” après que les Libéraux aient ravi le pouvoir aux Conservateurs de John Diefenbaker en 1965. Le livre est considéré à ce jour comme un “must” pour les étudiants de sciences politiques canadiens. Cela reste vrai malgré que, dans sa thèse selon laquelle ce rejet de Diefenbaker rendait inévitable l’assimilation du Canada par les États-Unis puisque ce rejet représentait selon Grant l’élimination des caractéristiques qui nous en distinguent (notamment le fait de s’identifier à nos origines britanniques), Grant se soit visiblement trompé. Il n’en demeure pas moins que les Conservateurs de Stephen Harper gouvernent à partir d’une vision du Canada, avec l’affichage au grand jour de leur sentiment d’appartenance avec la Grande-Bretagne, qui s’apparente manifestement à celle dont Grant lamentait la disparition. De là ma surprise de voir son nom se trouver sur la liste de Bricker et d’Ibbitson en compagnie des Trudeau et Atwood de ce monde.

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