Il est peut-être trop tôt pour annoncer le retour de la tyrannie en Occident, mais il est désormais approprié de déclarer ce retour possible. Moins de 30 ans après la chute du Mur de Berlin, nous avons suffisamment négligé notre rapport à l’histoire pour rétablir les conditions favorables à l’ascension au pouvoir d’un démagogue qui transformerait un pays tel que les États-Unis en dictature.
Si vous trouvez que cette idée relève de l’hyperbole, le professeur Timothy Snyder, historien à l’Université Yale, est en désaccord avec vous. Son livre “On Tyranny: Twenty lessons from the Twentieth Century”, publié récemment et, malheureusement, à l’heure actuelle, seulement en anglais, est à la fois captivant et terrifiant. C’est également le livre le plus important que j’ai lu, et que je m’attends à lire, en 2017. Aucun étudiant du secondaire ne devrait pouvoir diplômer sans l’avoir lu et sans en montrer une compréhension suffisante.
Il n’existe pas d’excuse valable pour ne pas le lire. Je l’ai terminé en approximativement 90 minutes. C’est une petite perle de clarté et de concision qui soutient que l’Occident (notamment les États-Unis) est plus vulnérable à un virage autoritaire qu’à n’importe quel moment depuis, au bas mot, la Seconde Guerre mondiale. Le livre force le lecteur à confronter le problème et donne des pistes de solutions (de là les 20 leçons) pour neutraliser les dictateurs en devenir. Voici, en résumé, la thèse principale de Snyder (ma traduction):
Tant le fascisme que le communisme étaient des réactions à la mondialisation: aux difficultés réelles et perçues qu’elle créait, et à l’incapacité apparente des démocraties à les régler. […] Nous pourrions croire que notre patrimoine démocratique nous protège automatiquement de pareilles menaces. C’est là un réflexe mal inspiré. […] Les Américains d’aujourd’hui ne sont pas plus sages que les Européens qui ont vu leur démocratie succomber aux mains du fascisme, du Nazisme ou du communisme au XXème siècle. Notre seul avantage est celui de pouvoir apprendre de leur expérience.
Snyder ne le dit jamais ouvertement, mais le lecteur détecte rapidement que l’auteur craint que l’Amérique ne se soit rapprochée de l’autoritarisme en élisant Donald Trump comme président. Snyder ne nomme jamais Trump, mais il fait allusion au nouveau président américain à de nombreuses reprises. Il ne dit pas tant que Trump est le nouvel Hitler, mais nous illustre que le modus operandi du président rejoint constamment celui des dictateurs du XXème siècle.
Étant donné la tendance de Trump à balancer les accusations de “fake news” comme si elles menaçaient de passer de mode et le concept loufoque des “faits alternatifs” d’une Kellyanne Conway complètement à la rue, la 10ème leçon, intitulée “Croyez en la vérité”, semble être une flèche lancée directement vers Trump et son administration. Que cela soit ou non le cas, la justification de Snyder quant à l’importance de croire à la vérité est à la fois cruciale et superbement exprimée:
Abandonner les faits, c’est abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, personne ne peut critiquer le pouvoir, car il n’y a aucun cadre à partir duquel le faire. Si rien n’est vrai, tout est spectacle. Le plus gros portefeuille se paie les lumières les plus aveuglantes.
Cela vous rappelle-t-il quelque chose?
Parmi les solutions proposées, Snyder en fait une qui me parle beaucoup et qui me réchauffe le coeur. Je lui suis reconnaissant de son appel à défendre le journalisme, cette profession mal-aimée pour laquelle je suis formé. Les journalistes ne sont pas parfaits, mais leur travail est difficile, encore davantage, voire impossible, sous un régime dictatorial. Comme le souligne Snyder lors de son entretien avec le philosophe Sam Harris, les journalistes, particulièrement dans le domaine de la presse écrite, talonnent bien Trump depuis qu’ils ont réalisé l’importance de le prendre au sérieux. Le moins que nous puissions faire pour montrer que nous apprécions leur travail est de les soutenir, non pas seulement en les lisant, mais en s’abonnant aux publications pour lesquelles ils écrivent. Amen.
De plus, la première leçon de l’auteur, et possiblement sa plus angoissante (car, dit-il, à défaut de l’appliquer, les 19 autres n’auront aucun sens), est celle de résister à une tentation à laquelle nous incite chaque jour la société: celle d’obéir à l’avance. La plupart du temps, observe Snyder, le pouvoir n’est pas saisi par les dictateurs; il leur est octroyé. (Le terrifiant exemple de la Turquie, qui s’est récemment transformée en dictature par voie de référendum, me vient à l’esprit alors que j’écris ces lignes.) Les dictateurs profitent, voire dépendent, de la docilité instinctive des gens, ce qui est préoccupant compte tenu de la propension à la complaisance de la Génération 2000 pour autant qu’on lui promettre une vie confortable et un écran quelconque. (Nous vivons à une époque où un professeur d’anglais s’est fait reprocher de donner comme lecture 1984, de George Orwell, à ses élèves. Les étudiants ont dit qu’ils n’en “avaient rien à foutre” du contrôle social tant qu’ils vivaient confortablement. Voilà qui représente un échec parental catastrophique, mais je m’éloigne du sujet.)
Une leçon du XXIème siècle
Stephen Colbert avait une sage pensée à partager le soir de l’élection de Trump:
Alors, comment notre politique s’est-elle autant envenimée? Je crois que c’est parce que nous avons fait une surdose. Nous avons trop bu du poison. On en prend un peu pour haïr ceux qui ne sont pas d’accord avec nous (“the other side”). Et ça goûte plutôt bon. Et on aime comment on se sent. Et il y a un petit “high” qui vient avec le fait de condamner, n’est-ce pas? Et on sait qu’on a raison, n’est-ce pas? On sait qu’on a raison!
En observant mon entourage, j’aimerais proposer, comme addendum, une leçon initiale issue du XXIème siècle: ne fais pas l’erreur de croire que ceux dont les valeurs diffèrent des tiennes ont le monopole du fanatisme politique et des pulsions liberticides. J’affirmerais qu’Internet, censé démocratiser toutes sortes d’information, a été un cancer pour la qualité du discours politique en Occident. On critiquera les médias de masse avec raison, mais leur obsession à vouloir présenter chaque point de vue, même s’ils n’ont pas toujours la même valeur, a pour bénéfice d’exposer les gens à la perspective de ceux avec qui ils sont en désaccord.
À l’époque actuelle, alors que n’importe qui possédant un ordinateur et une connection internet peut se créer gratuitement un blogue, le monde “en ligne” est devenu le théâtre de chambres de résonance où des gens qui partagent les mêmes croyances alimentent leur propre offusquement devant l’indécence et la stupidité de ceux qui pensent différemment. Ce n’est pas ainsi que nous parviendrons à mener une discussion collective intelligente à propos de l’avenir de la liberté et de la prospérité. Le résultat est plutôt que les gens se construisent un univers où ils n’ont pas seulement droit à leurs propres opinions, mais à leurs propres faits. Vu notre tendance à préférer la compagnie de ceux avec qui nous sommes d’accord, les gens deviennent de moins en moins habitués à ce que leurs idées soient remises en question et de plus en plus immatures lorsque cela se produit.
En soi, cela est déjà un problème, qui est subséquemment exacerbé par la détestable tendance, partagée par l’extrême gauche et l’extrême droite, de s’adonner à cette pratique tout en se faisant croire que seul l’autre côté s’en rend coupable. L’extrême gauche, animée par un désir généreux de protéger les sections les plus vulnérables de la population, tend à voir des -istes et des -phobes partout et, lorsqu’elle se fait reprocher cette vilaine habitude, accuse les auteurs dudit reproche de revendiquer un droit à l’intolérance. Bien que plusieurs critiques de l’extrême gauche soient effectivement intolérants, plusieurs autres proviennent de la gauche modérée et ne méritent pas qu’on les associe aux véritables racistes et homophobes d’extrême droite.
Parlant de l’extrême droite, il lui arrive souvent, à cause de sa propension à tourner en dérision les préoccupations de la gauche, de décerner auxgens de gauche le titre de “police du politiquement correct” ou de “social justice warriors” (ce terme est très commun dans les milieux anglophones, mais n’a pas de réel équivalent en français). Encore une fois, rien de productif n’émane de ce genre de rhétorique. S’il est vrai que certains membres de l’extrême gauche poussent la rectitude politique à (pardonnez-moi) l’extrême, il n’en demeure pas moins qu’on recense un nombre beaucoup trop élevé d’individus vulnérables qui subissent réellement de l’injustice et de l’intolérance et que le fait de les aider est une entreprise louable.
Que nos valeurs nous situent à droite ou à gauche, il est intellectuellement déficient de ridiculiser ou de discréditer ses adversaires politiques en leur associant des surnoms sarcastiques ou des épithètes apeurants pour éviter l’exercice d’écouter et de réfuter leurs arguments.
Avec le temps, ceux qui tombent dans pareil piège en viennent à se considérer comme ennemis plutôt qu’adversaires et comme dangereux plutôt que simplement dans l’erreur. Cette distinction importe parce que l’hostilité qui accompagne le fait de voir ainsi son adversaire empêche la conversation plutôt que la favoriser. Au bout du compte, lorsque le candidat réellement fasciste/communiste arrivera, un côté sera si heureux qu’il soit de gauche/de droite que ses membres ne verront pas la face cachée de ce nouveau leader charismatique avant qu’il ne soit trop tard. Entre temps, l’autre côté aura tellement miné sa crédibilité que la population fera la sourde oreille devant ses avertissements. Nous devrions en fait réitérer que notre engagement envers nos valeurs communes telles que la liberté transcende nos désaccords sur la taille idéale de l’état-providence ou sur la manière appropriée de traiter nos minorités. Nous ne pouvons nous permettre que la gauche et la droite soient deux factions qui crient “au loup!” dès que l’autre s’exprime. Parce qu’à la fin du Garçon qui criait “Au loup!”, le loup débarque pour vrai.
Un rappel dégrisant
Nous payons le prix, a dit Snyder lors de sa conversation avec Harris, du fait d’avoir élevé une génération en pensant que l’histoire était terminée. Cette idée réfère à la proclamation célèbrement optimiste de Francis Fukuyama à l’effet que la chute du Mur de Berlin représentait “la fin de l’Histoire”, c’est-à-dire la fin de la confrontation entre différentes idéologies pour atteindre une certaine forme de suprématie. Grosso modo, Fukuyame voulait dire qu’avec la chute du communisme, la démocratie et le capitalisme étaient destinés à gouverner le monde de manière pratiquement incontestée. Peu après, nous découvrions qu’il avait tort; Fukuyama lui-même s’est rétracté mais, selon Snyder, la génération qui approche l’âge adulte a été élevée comme si Fukuyama avait eu raison. Le résultat, dit l’historien, est que les enfants de l’an 2000 n’ont pas vraiment appris l’histoire, et encore moins ses leçons. Lorsque combiné à leur docilité peu commune, qui émane souvent d’un hédonisme complaisant, leur manque de culture historique les rend plus vulnérables non pas à succomber à l’autoritarisme, mais à l’accueillir.
Voilà qui devrait nous ramener à l’important poème de Michael Rosen… (La traduction est de moi. Navré pour ceux à qui elle déplaira.)
Je crains parfois que
les gens croient que le fascisme arrive en chic uniforme
porté par grotesques et monstres
à l’image des interminables récits historiques sur les Nazis.
Le fascisme se présente comme ton ami.
Il restorera ton honneur,
te rendra fier,
protégera ta maison,
te trouvera un emploi,
assainira le voisinage,
te rappelera ta grandeur d’antan,
purgera les vénaux et les corrompus,
éliminera tout ce qui te semble étranger…
Il n’arrive pas en disant…
“Notre programme veut dire les milices, les emprisonnements de masse,
la déportation, la guerre et la persécution.”
Tout ceux d’entre nous qui ont, de quelque manière que ce soit, de jeunes gens à leur charge devraient rappeler à leurs élèves ainsi qu’à eux-mêmes ces vers, de même que le contenu du livre de Snyder, pendant que cela est encore possible. Si cela est encore possible.