Ru: Le bouleversement intérieur

Le cinéaste Charles-Olivier Michaud fait la preuve tant de son ambition que de son talent en signant l’adapation cinématographique du renommé roman Ru de Kim Thuy (2009). Certes, le film comporte ses imperfections. Cependant, puisque plusieurs voire chacune d’entre elles sont attribuables à l’impossibilité de transposer intégralement l’ethos de l’oeuvre au grand écran, il convient de se dire que cette adaptation est presqu’aussi réussie que possible.

Comme le roman éponyme, Ru raconte l’histoire du départ forcé du Vietnam de son auteure (bien qu’elle choisisse de donner le nom de Tinh à son personnage principal) et de son arrivée au Québec à l’âge de dix ans. Ses parents, ses deux jeunes frères et elle, une fois arrivés en sol québécois, seront parrainés à Granby par les Girard, une sympathique famille estrienne. Contrairement à l’oeuvre dont il s’inspire, toutefois, le film limite son histoire aux premiers mois de la famille passés dans les Cantons de l’Est, alors que les réfugiés doit concilier la nécessité de s’adapter à ce nouvel environnement et la peine du déracinement forcé, du traumatique périple en mer et du poids des souvenirs.

Cette décision de circonscrire ainsi l’histoire s’imposait sans doute à des fins de concision, mais elle n’est pas sans conséquences. Dans le roman, la narration et les événements futurs plus heureux ont le don de rendre plus supportable la lourdeur de l’histoire racontée; le film, avec sa trame sonore bondée de contrebasse, vise et produit l’effet contraire.

Même ceux qui auraient apprécié davantage de moments légers sauront toutefois apprécier l’usage judicieux du silence comme vecteur d’intensité. Comme tous les médiums, le cinéma a des qualités qui lui sont propres et la force du silence est une pierre angulaire de ce film d’une manière inaccessible au roman.

En contrepartie, ceux qui ont lu le roman de Kim Thuy seront frappés par la plus importante limite de cette adaptation: l’absence de la narration, si cruciale dans le roman, affecte inévitablement notre expérience. On remarquera d’abord l’impact de cette différence dans la manière dont l’histoire est racontée: le film est plus circonspect que le roman en matière d’allers-retours dans le temps, mais sa première moitié confondra peut-être ceux qui verront le film sans avoir lu le livre.

De plus, les lecteurs du roman seront peut-être surpris de constater que Tinh (l’alter ego de l’auteure) parle remarquablement peu au cours du film. Dans les faits, le film s’arrime au roman sur ce point. Cependant, dans le roman, An Tinh, en tant que narratrice participante qui donne accès à tous ses songes dans une langue aussi riche que précise, crée une connexion entre le lecteur et elle impossible à dupliquer au cinéma. Le film en souffre à quelques reprises, mais jamais autant que lors de la scène, qui rate un peu sa cible, où la famille Girard chante “Le P’tit Bonheur” de Félix Leclerc pour consoler la petite Tinh.

Cela dit, cette dernière, interprétée avec justesse par la jeune Chloé Djandji, demeure un personnage émouvant, elle qui est, à son grand dam, assez vieille pour ressentir toute la douleur du déracinement mais trop jeune pour savoir l’exprimer.

Le reste de la distribution impressionne également. Patrice Robitaille et Karine Vanasse sont des valeurs sûres dans le rôle de Lisette et Normand Girard. Lisette, telle qu’incarnée par Vanasse, fait preuve d’une bonté très sobre, tamisée, informée par la conscience de ce qu’a vécu la famille vietnamienne. Son mari Normand (Robitaille) développe une relation avec Minh (le père de famille vietnmanien) empreinte de bonhomie, de générosité et d’une maladresse attendrissante.

Sans vouloir tenir pour acquise la performance de ces excellents acteurs, il importe toutefois de souligner trois autres prestations. La sublime Chantal Thuy (Nguyen, la mère de Tinh) est impeccable en tant que mère de famille qui ravale tant bien que mal sa douleur et est responsable de l’un des moments les plus forts du film: la conversation avec Tinh, où cette dernière l’interroge sur ce qu’elle voudrait pour elle-même, est à la fois d’une grande beauté et d’une tristesse inouïe. Jean Bui, qui incarne son mari à l’écran, brille par un jeu d’une force intérieure impressionnante. Il ne souffre pas moins que sa femme et, bien que ce soit elle qui prononce la maxime vietnamienne voulant que “la vie est un combat où la tristesse entraîne la défaite”, c’est lui qui l’incarne le plus efficacement. Enfin, la jeune Mali Corbeil-Gauvreau est adorable dans le rôle de la petite Johanne, fille de Lisette et de Normand, qui devient rapidement la meilleure amie de Tinh à Granby. Dans le roman, la narratrice en parle carrément comme d’un “ange”, mais les nombreux moments où le film la met en évidence sont bienvenus. À défaut de pouvoir suivre Tinh d’aussi prêt que ne le fait le roman, le film ajoute adroitement une plus-value à ces personnages.

Au-delà de mes propres réserves par rapport au film, alimentées par le fait que j’ai non seulement lu le roman mais que je l’ai aussi enseigné, force est de constater que, dans l’ensemble, cette adaptation de Michaud, en collaboration avec Kim Thuy elle-même, est réussie à plusieurs égards. Elle raconte une histoire touchante bondée de moments forts. On soulignera le doigté du film quant à la relation des “locaux” avec les immigrants; le film ne tombe ni dans les tapes sur l’épaule quant à la générosité québécoise ni dans les lamentations larmoyantes quant au sentiment d’aliénation des nouveaux arrivants. Ru est aussi intéressant sur le plan visuel et la trame sonore, quoiqu’elle eût pu bénéficier de plus de variété en matière de ton, demeure très belle. Je reste néanmoins sur ma faim en raison de l’impact de l’absence de narration lorsqu’on compare avec l’expérience de la lecture du roman. C’était inévitable, certes, mais l’expérience en est tout de même altérée. Yvon Deschamps avait célèbrement scandé que “on veut pas le savoir; on veut le voir!” Dans le cas de Ru, ce n’est pas si vrai que ça.

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