Réflexions sur le complotisme

Je vous avouerai être content de ne pas faire l’école de journalisme dans notre climat actuel, dans cet univers d’absence de responsabilité personnelle que sont les médias sociaux et dans un monde nettement plus polarisé que celui dans lequel j’ai été formé. La situation est d’autant plus désespérante que le COVID-19 a donné encore plus de temps libre à passer sur les médias sociaux à des gens qui en avaient apparemment déjà beaucoup trop.

Si détestable que soit notre époque à bien des égards, elle représente une belle occasion pour la jeune journaliste de réfléchir à ses piliers référentiels ou, pour le dire autrement, à la validité des connaissances et des références à partir desquelles elle réfléchit aux événements qu’elle couvre, et à comment elle les couvre. Je pense notamment au sujet du complotisme, qui devrait, au moment où on se parle, représenter une occasion en or de se réapproprier et de réaffirmer les principes fondateurs de notre épistémologie. Au lieu de cela, étant donné que nos glandes surrénales sont trop grosses et que notre lobe préfrontal est trop petit, on assiste surtout entre des querelles opposant les complotistes aux #sheeple sur les médiaux sociaux.

Hormis la quasi-uniformité ordurière des conversations sur Facebook, Twitter et al., le phénomène du complotisme commence à attirer sérieusement l’attention, et pour cause. L’état d’esprit dans lequel doit se trouver celui qui se laisse tenter par les théories complotistes est difficile à imaginer pour quelqu’un qui y résiste. On le conceptualise jusqu’à un certain point, mais l’empathie n’est pas aisée à ressentir pour la personne qui tente de comprendre un individu qu’elle considère complotiste. À l’école de journalisme, on nous répétait ad nauseam l’importance d’avoir un bon « bullshit detector ». Si je n’ai pas entendu cette expression 100 fois, je ne l’ai pas entendue une fois. Et on comprend rapidement pourquoi lorsqu’on passe pour la première fois en interview quelqu’un qui gagne sa vie dans le domaine des relations publiques. Le « BS detector », donc, doit être non seulement affuté, mais rapide; le bon follow-up ne sert à rien s’il nous vient en tête 20 minutes après l’interview. Pour M. et Mme Tout-Le-Monde, il est aussi utile dans plusieurs contextes, notamment dans celui de la participation démocratique.

Que penser du complotisme, donc? Pour moi, le vrai complotisme (que l’on doit distinguer de la simple mauvaise foi de l’individu prêt à mettre de l’avant n’importe quel argument pour « gagner le débat ») est essentiellement une maladie auto-immune du « bullshit detector ». Il provoque le mauvais fonctionnement d’une faculté utile et nécessaire, c’est-à-dire l’esprit critique, et la transforme en doute irrationnel qui prend souvent pour cible les consensus que l’on espère les moins controversés. Son côté le plus traître est le fait que le complotiste a l’impression de faire partie du groupe d’exception qui « voit clair », qui comprend réellement ce qui se passe. Il est souvent difficile à contredire, non pas parce que ses arguments sont sans faille, mais parce que son épistémologie est irréconciliable à celle de ses opposants. Avant de poursuivre, il importe de dire ceci : les complotistes existent; ils ont pratiquement toujours tort (je dis « pratiquement » parce que, comme nous le rappellent les anglos, même une horloge brisée donne la bonne heure deux fois par jour), mais ce terme ne devrait pas être utilisé à tort et à travers pour tenter de discréditer la personne avec qui on peine à se mettre d’accord. Le prix à payer en polarisation de notre société est élevé lorsqu’on distribue cette épithète de façon excessive.

« J’ai fait mes recherches », ou l’importance de réhabiliter la réputation de l’expertise

Cela dit, il faut pouvoir nommer les choses comme elles sont. Les faits ne se préoccupent pas de nos sentiments. Le complotisme est bien réel et a le potentiel d’être dangereux. Les complotistes votent (du moins, ils ont le droit de vote) et il suffirait vraisemblablement que certains politiciens croient leur nombre assez important pour avoir l’impression qu’il pourrait être payant politiquement de les conforter dans leurs croyances mal avisées.

Le complotisme ne doit pas être encouragé, cela va de soi, mais comment le décourager?

Il y a lieu de se demander, tout d’abord, si les médias sociaux empirent le phénomène du complotisme ou ne font que le montrer au grand jour. Si la bonne réponse est la seconde, il est probable qu’il n’y ait pas grand-chose à faire; les complotistes existeront toujours, si rares soient-ils. Si, cependant, internet contribue à décomplexer les complotistes et aide à en créer d’autre, nous devons tous contribuer à notre façon à une quête extrêmement importante : la réhabilitation de l’expertise.

Au Québec et au Canada, on aime croire que l’on vit dans un pays où l’anti-intellectualisme est moins présent et résilient qu’aux États-Unis, là où il prospère. Je ne sais pas si nous avons raison de croire cela, mais nous devons en tout cas lui mener une lutte sans merci. Au moment où j’écris ces lignes, j’estime, et je ne crois pas me tromper, que nous avons, pour la plupart, entendu la fameuse phrase « j’ai fait mes recherches ». De prime abord, cette expression, dans le contexte où elle est employée ces jours-ci, éveille si rapidement l’« insult comic » en nous qu’il faut souvent nous dompter, sous peine de sombrer dans un échange d’injures. Une fois le civisme préservé, toutefois, les questions que soulèvent cette ânerie sont bien réelles : quelles recherches? Où? À partir de quelles sources? Quels critères mènent notre interlocuteur à juger qu’une source est fiable?

Pour les gens de mauvaise foi, la source sera fiable si le propos s’aligne avec les croyances de l’individu qui cherche simplement à « avoir raison ». Fox News serait mort de sa belle mort et OAN, le poste qui donne à Fox News des airs de BBC, n’aurait jamais existé sans le bon vieux « biais de confirmation ». Chez le vrai complotiste, toutefois, on constate souvent une telle méfiance envers les autorités et les experts qu’elle le mène à adopter des positions sans cesse plus inusitées. Souvent, pour lui, plus une idée est farfelue, plus elle est plausible. Considérons simplement, le temps d’un instant, la tenace croyance que la Terre serait « plate » ou, pour le dire autrement, un disque et non une sphère. Pour croire cela en 2020, il faut rompre en visière avec une expertise d’un volume et d’une crédibilité inouïs. Et cette obstination est d’autant plus impressionnante, dans le pire sens du terme, que le complotiste la justifiera en se référant à des publications/vidéos YouTube d’une inconcevable stupidité qui carburent à la pseudo-science la plus éhontée.

Alors, comment peut-on croire une chose pareille, sinon parce qu’on choisit de rejeter l’ensemble de la connaissance scientifique aujourd’hui disponible? Cela dit, il importe de se référer à la notion de dérèglement de l’esprit critique ici. Pour avoir parlé à un « flat earther », il fut rapidement question du fait que des intellectuels, sans compter des organismes comme la NASA, ont besoin de justifier leur existence… Ce n’est pas faux. Il est vrai que le fait d’avoir une existence à justifier explique parfois certaines prises de position de certains experts. Les complotistes n’ont pas tort de le souligner mais, encore une fois, le doute irrationnel les mène à croire que les experts ne réfléchissent qu’en fonction de leurs intérêts/affiliations, ce qui n’est pas vrai non plus.

Bon, après, une croyance comme celle des « flat earthers » est peut-être la plus farfelue, mais ce n’est probablement pas la plus dommageable. Pour ma part, j’ai beaucoup moins peur des « flat earthers » que des fameux « antivax », qui font valoir que les vaccins sont inefficaces et/ou qu’ils causent l’autisme chez les enfants. Peu importe combien d’experts se penchent sur la question et concluent que ces idées ne sont que foutaise, les antivax persistent et signent. Ils testent aussi les limites de la liberté de croyance et de la liberté de choix. Il était déjà difficile de réconcilier le droit fondamental à la vie et la sécurité de la personne avec, par exemple, le refus des témoins de Jéhovah de recevoir des transfusions sanguines. Cependant, les antivax poussent cela plus loin, car leurs croyances menacent non seulement leurs enfants, mais ceux des autres. Quand on entend la communauté scientifique parler d’un retour potentiel de la variole, considérée éradiquée depuis plusieurs décennies maintenant, il est difficile d’escamoter la responsabilité des antivax. Nous avons donc ici un exemple d’une théorie complotiste qui peut mettre en péril la santé physique des individus, notamment d’enfants. Tout ça parce que des « sources » soi-disant « sérieuses » feraient la preuve que les vaccins causent l’autisme. N’importe quoi. Encore une fois, nous avons la chance d’avoir un système de formation académique et professionnelle qui produit de véritables experts. Nier leur crédibilité, rejeter leurs conclusions sous couleur d’esprit critique n’est pas seulement stupide, mais dangereux. Et ce danger n’est pas observable que dans le domaine de la santé.

La route vers l’autoritarisme

Ces derniers temps, au Québec, on tente de savoir quoi faire de nos « anti-masques ». Certes, le masque est emmerdant à porter, mais la plupart des gens font un pari un brin pascalien : s’il est inutile, alors on s’est claqué le désagrément de se trimbaler en métro et en autobus avec un bout de tissu au visage; si, en revanche, il est utile, on évite de se transmettre le COVID-19 par voie de « gouttelettes ». En ce qui a trait au port du masque, la simplicité de l’analyse coûts/bénéfices n’a d’égal que l’asymétrie du résultat.

Et pourtant, pourtant…

Les motifs d’opposition au masque sont multiples, mais un en particulier retient mon attention : la décision d’imposer son port serait de nature dictatoriale. Là encore, il y a lieu de retenir nos élans sarcastiques. Nous devrions toujours garder l’œil sur nos gouvernements afin, entre autres choses, de décourager les raccourcis qui iraient à l’encontre de nos principes démocratiques. Jusque-là, pas de problème. En revanche, il faut un esprit critique désaxé pour voir dans l’imposition momentanée du port du masque dans les commerces et les transports en commun une dérive dictatoriale.

Où est le problème? Mieux vaut être trop prudent que pas assez, non? En soi, c’est vrai, mais cette tendance à trouver un côté antidémocratique à une mesure exceptionnelle mais assez « soft » comme le port du masque s’accompagne souvent d’une tendance à regarder d’un œil naïf des mesures nettement plus antidémocratiques, comme le PL-61, avec lequel le gouvernement Legault promet de revenir à la charge cet automne. Les anti-masques qui appuieront ce projet dès qu’ils entendront l’expression « relance économique » (et je soupçonne qu’ils seront tristement nombreux) n’ont tout simplement pas les priorités à la bonne place.

Encore une fois, le point de départ est un exercice potentiellement intelligent de l’esprit critique qui nous mène à internaliser la vérité suivante : les gens mentent; les gens de pouvoir mentent beaucoup. Un certain scepticisme est de mise pour que la pression populaire constitue un contre-pouvoir efficace. En revanche, lorsque ce scepticisme est déréglé, il nous rend plus à risque de commettre une erreur potentiellement fatale, c’est-à-dire la mise en danger de nos institutions démocratiques. À cet effet, le livre On Tyranny : Twenty lessons from the Twentieth Century, de l’historien américain Tim Snyder, me hante. Un passage en particulier me semble pertinent ici (ma traduction) : « Ce sont nos institutions qui nous aident à préserver notre décence. […] Les institutions ne se protègent pas elles-mêmes. Elles tombent l’une après l’autre à moins que chacune soit défendue dès le début. » (Snyder, 2017, p. 22)

L’emploi de raccourcis intellectuels tels que « je ne fais confiance à aucun politicien » ou « ce sont tous des menteurs » peut sembler inoffensif, une simple manière d’exprimer la frustration. Cela risque toutefois de nous mettre dans un état d’esprit vulnérable aux beaux discours d’un démagogue spécialiste des solutions simplistes aux problèmes complexes. On aurait tout avantage à se rappeler des bons côtés de notre système politique, indépendamment de ses (nombreuses) imperfections, et à se souvenir qu’un des plus précieux atouts dont peut se doter une société est la transmission d’une culture politique axée sur le respect de principes démocratiques. Ce n’est pas une garantie de succès. Certains individus élevés dans des régimes totalitaires viennent à saisir l’importance des principes démocratiques. En contrepartie, certains enfants de la démocratie en viennent à voir la liberté qui l’accompagne comme une nuisance (voir Trump, Donald). Néanmoins, la logique suggère que les gens formés pour être démocrates seront les plus à même de défendre les institutions démocratiques et, par conséquent, la démocratie elle-même.

Les anti-masques s’autoproclament souvent les défenseurs de la liberté mais, à travers leurs publications bidon sur les soi-disant méfaits du masque, s’attaquent régulièrement à un prérequis sine qua non de la liberté, la vérité. Encore une fois, les écrits de Snyder sont perçants (à nouveau, ma traduction) :

Abandonner les faits, c’est abandonner la liberté. Si rien n’est vrai, personne ne peut critiquer le pouvoir parce qu’il n’existe aucune référence pour le faire. Si rien n’est vrai, tout est spectacle. Les portefeuilles les plus épais achètent les lumières les plus aveuglantes. […] On se soumet à la tyrannie lorsqu’on renonce à la différence entre ce qu’on veut entendre et ce qui est vrai. Ce rejet de la réalité peut sembler naturel et plaisant, mais son résultat est la fin de notre individualité – et donc de tout système politique qui repose sur l’individu. (Snyder, 2017, p. 65-66)

Voilà qui est bien terrifiant, mais vrai. Et l’histoire, ne serait-ce que celle du XXème siècle, regorge d’exemples qui suggèrent que les individus ayant un rapport trouble avec la réalité sont plus à risque de se laisser séduire par les démagogues aux tendances totalitaires. Après tout, les écrits de Mussolini parlent carrément du triomphe de l’instinct et du sentiment aux dépens des faits empiriques. Peut-être pouvons-nous parler là de pulsion de mort civilisationnelle, dans la mesure où la démocratie, qui dépend d’un électorat informé pour survivre, serait menacée par une minorité qui se maintient à la fois volontairement et à son insu dans l’ignorance.

En toute vraisemblance, nous nous sommes tous déjà moqués d’un complotiste. J’ose même dire que certains le méritent. Il serait tentant de considérer les complotistes comme étant purement des « punching bags » pour notre sarcasme, d’autant plus que leur principale réfutation des accusations de complotisme se résume essentiellement à affirmer que le terme est une fiction de l’esprit, l’antonyme de #sheeple, destinée à discréditer les opinions contraires. Rien de bien convaincant. Toutefois, j’espère avoir fait la preuve qu’ils sont plus que cela et que, bien que plusieurs d’entre eux soient des hurluberlus franchement déplaisants qui correspondent aux pires clichés de l’inculte invétéré, nous devons démanteler leurs idées décisivement étant donné le danger qu’elles représentent. Laissés à eux-mêmes, les complotistes contribueront de manière importante à la déliquescence de nos institutions démocratiques et faciliteront l’érosion de nos libertés, tout en se présentant comme les champions de la liberté. Quelle cruelle ironie, qui leur passe 10 pieds au-dessus de la tête, comme tant d’autres choses, d’ailleurs!

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